Cette situation, faut-il le préciser, révèle la face cachée de l'industrie des jeux vidéo en France : des conditions de travail qui semblent difficiles, comme l'a également révélé une enquête réalisée par Mediapart et Canard PC au début de l'année 2018. Mais ce n'est pas un problème qui touche uniquement l'industrie des jeux vidéo en France.
Vagues de licenciements et fermetures de studio de jeux vidéo dans le monde
L'année 2018 a enregistré les fermetures de grandes sociétés de jeux vidéo comme Telltale Games ou encore Capcom Vancouver. Le studio Telltale Games a annoncé avoir licencié la majorité de son personnel, ne conservant que 25 sur 250 employés, et avoir annulé la majorité de ses titres en développement dont Minecraft: Story Mode et surtout la deuxième saison de The Wolf Among Us. Vingt-cinq employés sont restés uniquement le temps de remplir les obligations de l'entreprise envers son conseil et ses partenaires. L'entreprise a évoqué des ventes décevantes alors qu'elle avait publié en 2018 certains de ses meilleurs contenus. En ce qui concerne l'éditeur nippon Capcom, il annoncé l'annulation de tous les projets de son studio canadien (Capcom Vancouver), expliquant qu'il examinait la répartition de ses ressources de développement.
Comme nous l'avons également rapporté, au mois de février, Activision Blizzard, malgré un chiffre d'affaires record en 2018, a licencié 8 % de son personnel, soit près de 800 travailleurs, dans le cadre d’un plan de réduction des coûts. Et les licenciements se sont poursuivis dans l'industrie. Quelques semaines plus tard, le studio de jeu américain ArenaNet a supprimé des dizaines de postes, tandis que des licenciements moins importants ont touché des sociétés telles que Valve et l'opérateur du service de distribution et de vente de jeux vidéo GOG. La semaine dernière encore, le géant du jeu vidéo Electronic Arts (EA) a annoncé le licenciement de 350 personnes à travers le monde. « Le troisième trimestre a été difficile pour Electronic Arts et nous n’avons pas atteint nos objectifs », expliquait Andrew Wilson, CEO d'EA, début février, avant d'annoncer quelques semaines plus tard le licenciement de 4 % de ses effectifs. Cette fois, les équipes de développement ont été épargnées, mais si l'entreprise doit licencier chaque fois que ses objectifs ne seront pas atteints, ses développeurs ont également de quoi s'inquiéter.
L'industrie des jeux vidéo exploite ses travailleurs selon Jason Schreier
Au total, des milliers de travailleurs dans l'industrie des jeux vidéo ont perdu leur emploi au cours des 12 derniers mois, estime Jason Schreier, journaliste spécialisé et auteur de « Blood, Sweat, and Pixels: The Triumphant, Turbulent Stories Behind How Video Games Are Made », un livre dans lequel il relate les coulisses du développement de jeux vidéo. Dans un article publié dans le New York Times, il dénonce ce qu'il considère comme de l'exploitation des travailleurs de l'industrie des jeux vidéo, suite à ces nombreux licenciements qui se sont produits ces 12 derniers mois.
Jason Schreier
« L’exploitation des travailleurs a toujours fait partie de l’ADN de l’industrie du jeu vidéo. Les cadres dont les actions se chiffrent à plusieurs millions de dollars traitent souvent leurs employés comme des pièces de Tetris, à positionner le plus efficacement possible, puis les éliminer rapidement », déclare Jason Schreier. Le journaliste spécialiste des jeux vidéo affirme que dans bon nombre de ces cas de licenciements, les employés mis à pied n'avaient aucune idée de ce qui allait arriver. Il explique par exemple qu'en février, un développeur d'un grand studio lui a dit que ses collègues et lui avaient travaillé dur, ils avaient passé de longues heures, y compris les nuits et les weekends pour la sortie d'un jeu vidéo, mais ils ont été subitement informés que les agents de sécurité les attendaient pour les escorter hors des bâtiments de l'entreprise.
Tout cela arrive alors que l'industrie des jeux vidéo est plus riche que jamais. « L'industrie des jeux vidéo est plus riche qu'elle ne l'a jamais été. Son chiffre d'affaires en 2018 s'élevait à 43,8 milliards de dollars, selon un récent rapport, en grande partie grâce à des jeux extrêmement populaires comme Fortnite et Call of Duty. Ces profits record auraient pu laisser penser que les développeurs jeux vidéo se font de l'argent, mais c'est loin d'être le cas », dit-il. M. Schreier avoue que certains développeurs de jeux vidéo perçoivent des salaires et des avantages décents, notamment ceux qui sont expérimentés et qui travaillent pour les studios les plus riches, mais pour beaucoup, c'est une tout autre réalité.
Les développeurs travaillent pour enrichir leurs patrons
Pour Jason Schreier, ce sont les patrons d'entreprise qui sont récompensés pour le travail fait par les développeurs. Il explique par exemple qu'aux USA, les testeurs Assurance Qualité de jeux vidéo ne gagnent que 10 $ l’heure, ce qui fait que pour ceux qui vivent dans des villes où le coût de la vie est élevé, il faut faire de longues heures supplémentaires pour joindre les deux bouts.
Pendant ce temps, les patrons des grands éditeurs de jeux vidéo s'enrichissent énormément selon le journaliste. Le CEO d’Activision Blizzard, Bobby Kotick, aurait touché 28,6 millions de dollars en 2017, un package comprenant du cash, des actions et d’autres rémunérations ; ce qui serait 306 fois le salaire médian des employés d’Activision Blizzard. Quant au CEO d'Electronic Arts, Andrew Wilson, il aurait gagné 35,7 millions de dollars en 2018, alors que le travailleur moyen de son entreprise gagne 93 336 dollars. Précisons en passant qu'EA a payé 1 million de dollars US à un seul gamer pour promouvoir son jeu Apex Legends. On apprend également que Tim Sweeney, CEO d'Epic Games a une fortune nette de plus de 7 milliards de dollars.
Bref, si l'industrie des jeux vidéo se porte très bien actuellement, faire des jeux vidéo n'est pas un travail de rêve selon Jason Schreier. Il estime que les travailleurs sont exploités tandis que des franchises comme Call of Duty génèrent de l’argent pour les plus haut placés. Il encourage donc la syndicalisation pour remédier à ce problème. « [La syndicalisation] ne fournira pas automatiquement d’argent aux entreprises en difficulté et ne forcera pas M. Kotick à percevoir un salaire inférieur », a-t-il reconnu. Mais il pense que « les syndicats vont ouvrir des lignes de communication entre les travailleurs et la direction. Les syndicats permettront aux travailleurs de l'industrie des jeux vidéo de négocier des indemnités de départ garanties, des heures supplémentaires payées obligatoires, des avantages sociaux plus importants, de meilleurs salaires, des notifications avant les licenciements, etc. » Jason Schreier pense que cela permettra aux travailleurs de l'industrie du jeu vidéo d'être à même de tirer parti de leur talent et de leur expérience pour exiger de meilleures conditions de travail, ce qui devrait leur faire sortir de leur « exploitation ».
Source : Jason Schreier (New York Times)
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Voir aussi :
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