I. Introduction▲
Je suis très friand d'articles et de documentaires en tout genre concernant le développement de jeux vidéo. J'adore ça et je trouve que c'est une mine d'informations inestimable. Même si c'est assez dur d'en trouver des intéressants, car la plupart du temps, on ne voit que des artistes faire des concept arts sur des tablettes hors de prix, et moi, en tant que développeur, et bien ça ne me parle pas trop. J'ai finalement découvert les Post mortems et je trouve ça bien plus fascinant, surtout qu'on peut en lire sur tout et n'importe quoi. Des petits projets, des gros, des succès, des bides, etc. J'ai donc décidé d'apporter ma pierre à l'édifice, bien que le jeu n’en soit finalement qu'à ses débuts.
II. Contexte du projet▲
Je suis ingénieur logiciel à la base. J'ai toujours voulu créer des jeux vidéo, mais j'avais toujours repoussé la chose en me disant « plus tard ». Puis un jour j'ai eu l'occasion de m'y mettre et là ce fut le coup de foudre. Ensuite ce fut la douche froide. Le problème ? Et bien le code ce n'est pas du tout un problème pour moi, le problème c'est tout le reste :
- les graphismes pour commencer, j'ai une expérience en infographie, de quoi faire quelques trucs sympas, mais je ne suis pas un artiste ;
- le Game Design ensuite, sans doute l'aspect que j'avais le plus sous-estimé. Un métier à part entière ;
- le Sound Design ? Je n'y connais absolument rien ;
- c'est quoi du Marketing ? Ça se mange ?
J'avais beau avoir déjà codé, avec succès, des clones de jeux connus avec des assets repompés, là, il s'agissait d'un gros morceau, un jeu original entièrement fait de ma main. J'ai failli abandonner, car la marche était trop haute, la plupart des développeurs de jeux vidéo passent des années à en faire des petits pour engranger de l'expérience, moi je n'en étais même pas à cette première étape-là.
III. Objectifs initiaux▲
Je ne me suis pas laissé décourager. J'ai pris un carnet, un stylo et pendant des jours et des jours j'ai mis sur papier toutes les idées qui me passaient par la tête, et surtout celles qui remplissaient les critères suivants :
- le jeu doit être amusant ;
- il doit me permettre d'être créatif et épanoui ;
- il doit avoir une très forte rejouabilité ;
- il doit avoir des graphismes simples, mais cohérents et attrayants ;
- il doit reprendre un univers connu pour pouvoir décoller tout seul (sans exclure ceux qui ne le connaissent pas) ;
- je dois pouvoir créer le jeu tout seul.
Après avoir gratté moult et moult pages, là je me suis souvenu d'un mini-jeu auquel j'avais joué sur Nintendo DS, dans le jeu WarioWare. C'était une petite boule qu'il fallait emporter le plus haut possible, tout en traversant l'espace. Et j'avais adoré y jouer, tout en me disant que c'était dommage que ça soit aussi limité en matière de gameplay. Je pouvais y passer des heures.
Et là je me suis demandé : et si j'ajoutais du carburant ? Et si on pouvait décoller d'une fusée au début ? Et s’il y avait plusieurs personnages disponibles ? Avec des caractéristiques différentes ? Les idées venaient toutes seules.
J'adore les jeux dans lesquels la progression est l'élément central du gameplay. On commence ; on n'est rien, le jeu est vraiment dur, sans pour autant être frustrant. Puis au fur et à mesure des parties, on apprend, puis on grappille des pièces, on améliore ses compétences, pour aller un peu plus haut. Puis on gagne plus de pièces du coup. Et voilà, la boucle de gameplay était toute trouvée.
IV. Réalisations▲
Le premier prototype est, disons… passable. Je suis content de faire mes débuts avec Unity, un moteur que j'apprécie beaucoup et qui me permet enfin de créer bien plus vite mes jeux. J'adore aussi le fait d'avoir créé un jeu mobile, aussi banal soit-il. Mais il y a plein de problèmes. Les contrôles sont affreux, et c'est difficile de rendre le gameplay attrayant : à part le fait de dessiner des plateformes, et bien on s'ennuie assez vite.
J'ajoute donc des obstacles. Maintenant, le problème c'est qu'ils sont trop punitifs, sans compter que la physique de la Ball est trop rigide. Je me dis que ça serait pas mal de se concentrer là-dessus avant de commencer quoi que ce soit d'autre. J'ajoute de la friction, je baisse la gravité, les obstacles sont bien moins rebondissants. Après quelques tests, le tout est vraiment plaisant. Je commence aussi à créer quelques assets, c'est assez est basique, mais ça rend bien. Comme je l'ai dit, je ne suis pas un artiste, mais je maitrise Photoshop, on va faire ça comme on peut.
Je mets aussi en place un système Jour / Nuit, calqué sur l'heure locale. Cela n'influe pas le gameplay, mais permet de faire varier à moindres frais les décors du jeu et le ton aussi. On peut y voir toute une palette de couleurs et d'effets, en plus de voir la progression des astres derrière. Je rajoute aussi un système de météo, qui lui influe sur le gameplay.
V. Défis et problèmes rencontrés▲
Le jeu avance doucement, mais lentement, j'apprends encore Unity et surtout le game design.
Ah le Game Design ! Derrière ce terme difficilement traduisible se cache tout un univers. Théoriser le plaisir de jouer est sûrement l'une des choses les plus abstraites qui soient. Qu'est-ce qui fait qu'un joueur peut passer des heures à jouer à un jeu en boucle ? Je repense donc à tous ces jeux qui m'ont plu, et à ceux qui au contraire m'ont ennuyé dès les premières minutes. Là il ne s'agit plus de cloner un jeu, on est dans le dur. J'analyse chaque jeu, chaque boucle de gameplay et je commence à entrevoir la chose.
J'ai des idées excellentes sur le papier, puis qui ne sont plus si excellentes une fois implantées. Mais qui redeviennent pertinentes une fois couplées avec d'autres nouvelles idées. Et là c'est le moment où je me rends compte d'une chose assez dingue : le développement de jeux vidéo, ce n'est pas de l'ingénierie logicielle avec des graphismes. Non, c'est plutôt de la tambouille finalement. Une pincée de ceci, un soupçon de cela, et le concept devient incroyable.
Malgré ma trouvaille et mes avancées sur le Game Design, le gros problème était les graphismes. Je n'arrivais pas à dégager une quelconque « Direction Artistique » et je passais des heures sur Photoshop à tenter de faire des trucs, des machins & des bidules de qualité médiocre. Hormis l'interface, dont c'était mon point fort sur le développement de logiciels, ça n'avançait pas. Pire, ça commençait à me dégoûter du projet. Les transitions entre le code et la création d'assets étaient vraiment une épreuve, de par l'écart de mon niveau entre les deux tâches. J'ai donc mis le jeu en pause pour me consacrer à un autre projet sur Unity.
C'était la bonne décision, car ce petit projet intermédiaire m'a appris énormément.
VI. Changements en cours de route▲
Une fois le projet intermédiaire bouclé, je me retrousse les manches et je passe mon été à faire les prototypes de tous les menus, en pensant à chaque détail. Cela prend du temps, mais je commence à dégager un certain style pour le jeu, une certaine patte graphique, les idées fusent, j'en suis ravi. J'imprime le tout, j'affiche ça sur mon tableau et je m'y mets. Je n'arrive pas à faire des assets ? Tant pis, je ferai en premier lieu les GUI, ça j'y arrive, ça je sais le faire.
Une fois que le jeu avait son noyau dur, c'était facile de broder autour. C'est donc allé très vite. Une idée en entraînant une autre, je me suis décidé de m'inspirer d'assets trouvés sur le net, pour finalement m'en démarquer totalement (j'avais un peu honte au début puis j'ai découvert que c'était un peu la norme). Ensuite j'ai créé des variations de ces assets, ce qui entraînait encore d'autres idées. Je prends même la décision de créer des assets en 3D pour en faire des rendus en 2D. Et ça marche parfaitement. Je ne maitrise que légèrement la 3D, mais cela suffit à mes besoins.
Quel pied ! Après des mois de galère, tout me venait naturellement, le jeu avance à une vitesse folle et devient vraiment amusant, je prends donc la décision de m'y consacrer à plein temps.
Néanmoins, il me restait un unique, mais très gros problème : le « sound design ». Je suis tiraillé, car peu de gens jouent avec le son sur téléphone. Néanmoins, l'idée de n'avoir aucun son ni aucune musique me contrarie beaucoup. On est en plein essor des IA, alors je me dit que cela serait peut-être un excellent moyen d'avoir un tant soit peu de présence audio, même si cela me gène un peu. Et là le hasard fait qu'au détour d'un serveur Discord (qui n'a aucun lien avec le développement d'ailleurs) je rencontre un compositeur qui partage la même vision que moi. Et voilà le dernier problème réglé.
VII. Retour des joueurs et premières critiques▲
Après des semaines à ajouter du contenu, à revoir et à peaufiner les différentes mécaniques du jeu, je me décide enfin à le faire tester. Par chance, j'ai sous la main un panel de testeurs de tous bords et j'attends avec impatience leurs retours.
Ils sont bons, voire très bons, et les rares problèmes du jeu sont très vite remontés. Ils sont réglés dans la foulée, non sans souci, car cela demandait pas mal de travail parfois. Par exemple, toute la mécanique autour du mini-jeu de décollage était très floue. Il fallait donc que je rajoute un peu de contexte, et surtout avoir des boutons bien plus explicites. J'ai ensuite ajouté des petits tutos vidéos. Puis aussi m'est venu l'idée de créer des pancartes pour diversifier les zones, mais aussi pour raconter du lore et y glisser quelques astuces.
Enfin, vient le moment du baptême du feu : la Bêta publique.
Sortir une Bêta, c'est un peu comme une mise à nu : on se dévoile complètement. En plus, le jeu est très loin d'être fini et il est imparfait. Surtout qu'en étant son créateur, les points faibles et les défauts, aussi peu nombreux soient-ils, nous sautent au visage et on ne voit que ça. Les semaines entières à avoir testé le jeu sans relâche n'aident pas non plus à garder un œil neuf sur le produit.
Je bricole un trailer avec mes maigres connaissances en montage vidéo en attendant que Google m'accepte sur le Store éponyme, et voilà. Nous y sommes, le grand bain. Le Google Store offre pas mal de statistiques, mais ce n'est pas vraiment ça que je regarde. Ce qui m'obsède ce sont les créations de comptes. Il est possible dans le jeu de créer un compte afin de publier ses records, d'avoir des amis, de consulter leurs records, mais aussi de les voir et de les battre, d'offrir des cadeaux, etc. Ça me permet de suivre l'évolution des téléchargements de manière indirecte, sans être obsédé par les stats, qui fluctuent énormément. Les premiers comptes arrivent, les records aussi. Et c'est là que le jeu se lance enfin.
J'ai d'ailleurs créé une vidéo timelapse où l’on peut voir l'évolution du jeu au fil du développement. J'adore ce genre de vidéos et je me suis documenté le plus que j'ai pu afin de pouvoir en réaliser une !
Cliquez pour lire la vidéo
VIII. Leçons apprises▲
Je suis relativement nouveau dans le domaine du développement de jeux vidéo, mais voilà ce que j'ai pu en tirer comme conclusions :
VIII-A. C'est en forgeant qu'on devient forgeron▲
Comme je l'ai dit plus haut, c'était mon premier jeu. Le souci c'est que le premier est très souvent mauvais, voire vraiment nul. Mais je n'avais pas ce luxe, alors finalement, ce processus d’apprentissage je l'ai fait, mais au sein du même projet. Au départ un prototype très original, mais répétitif, puis un jeu solide, mais sans grande profondeur et enfin un jeu complet avec énormément de contenu potentiel. D'ailleurs je déconseillerais vraiment cette façon de faire, car ce n'est ni la plus efficiente ni la plus agréable.
VIII-B. Le Game Design▲
Théoriser le plaisir de jeu c'est un art. Il s'agit d'un savant mélange d'idées qui se répondent entre-elles et qu’il faut équilibrer du mieux possible. Il ne faut jamais hésiter à jeter une idée ou au contraire à aller en repiocher une vieille. Je pense que faire des Game Jams ou au moins étudier les meilleurs jeux qui sortent est vraiment primordial pour progresser dans cette compétence.
On pense à tort qu'un bon jeu c'est avant tout une bonne idée. En fait c'est surtout une dizaine, voir une centaine de petites bonnes idées, qui résonnent entre elles.
VIII-C. Les graphismes▲
Cela dépend du style de jeu, mais dans mon cas, il a suffi de faire des graphismes corrects avec une bonne cohérence, c'est tout. La cohérence graphique est vraiment ce que tout développeur doit rechercher en premier lieu : un jeu aux graphismes sobres, mais harmonieux et bien peaufinés sera toujours plus agréable à l'œil qu'un jeu aux graphismes en ultra HD, mais où chaque asset à l'air de provenir d'un jeu différent.
VIII-D. Trop de plans sur la comète▲
Ma plus grosse erreur a été de vouloir trop me projeter. Il est très important d'avoir un cap bien défini dans un projet, mais il faut se laisser de la liberté. J'ai fait des brainstormings à n'en plus finir pour lister tout une pile d'idées avant de coder des fonctionnalités. Mais certaines de ces idées me seraient venues naturellement au fur et à mesure du développement, car elles paraissent évidentes au fil des sessions de playtest.
VIII-E. La motivation▲
C'est une question un peu obligatoire pour chaque développeur au sein d'un projet : comment garder la motivation ?
Au début, on déborde d'énergie et de motivation et on se jette corps et âme dans le projet sans compter les heures et ça avance très vite. Puis le temps passe et tout ça retombe un peu à plat.
Pour être honnête, j'ai rarement eu à faire face à ce problème. Cependant, comme je l'ai mentionné plus haut, il m'est arrivé de traverser le désert et cela peut se révéler salvateur en fin de compte.
Je pense qu'il est important de prendre du recul sur le projet à un moment donné, surtout quand vous ne pouvez plus le voir en peinture. Et ce recul doit être utilisé pour jauger si vous n’êtes pas loin d'atteindre l'illumination ou si le projet est juste une cause perdue. Car une fois la machine lancée, avec les retours des joueurs, le problème de motivation disparaît. Vos joueurs deviennent votre carburant.
IX. Conclusion▲
Bien que le jeu n'ait même pas quelques mois, l'expérience que j'ai pu en tirer est gargantuesque. Il est souvent de bon ton de dire qu'il y a un monde entre un projet fini et non fini, et c'est vrai. C'est pour ça qu'il est souvent mieux de sortir un petit projet, car la charge de travail est assez sous-estimée à ce niveau-là. Je suis content du résultat, et j'ai pu mettre tout ce que je voulais, tout en gardant énormément de contenu sous le coude.
X. Et maintenant ?▲
Eh bien, je vais continuer d'alimenter Countryball : Space Race en contenu pour un petit moment, tout en ayant le temps de travailler sur un nouveau projet. J'ai rajouté énormément de fonctionnalités au cours des derniers mois pour lui donner une nouvelle dimension, et j'espère que les joueurs suivront.
À l'heure où j'écris ces mots, le jeu en est à 10 000 téléchargements, rien que ça, et ce sans la moindre pub. Certains éditeurs sont intéressés pour le promouvoir et je suis très heureux de leur intérêt. Même si cela ne donne rien durant les prochains mois, au moins ça signifie que je suis sur la bonne voie ! Pour un premier jeu, c'était plutôt inespéré.
Malgré cela, j’hésite à le faire moi-même. J'ai peur de voir la qualité du jeu baisser au profit de la publicité. Qu'on se comprenne bien, il est évident que le but du jeu est de faire du profit et d'en vivre, mais pour moi (et pour la majorité des gamers d'ailleurs) il est important que cela ne vienne pas gâcher l'expérience. Je pense sincèrement qu'il est possible de dégager des profits convenables sans détériorer l'expérience du joueur.
XI. Remerciements▲
Un immense merci à Tormarktus qui m'a évité de devoir choisir entre de la musique sans âme et pas de musique du tout. Il a été d'une aide formidable, surtout au niveau du sound design.
Je n'oublie pas mes amis qui ont toujours été de très bons conseils et qui m'ont aidé à déboguer la première version sortie sur le Google Store en catastrophe. En effet, le jeu clignotait sur les smartphones récents, ce qui est légèrement problématique.
Merci aussi à mes joueurs, qui n'hésitent pas à faire des sessions tests approfondies à chaque patch, m'épargnant beaucoup de travail.
Enfin, merci à Developpez.com, qui a toujours été une source d'inspiration depuis des années et qui me laisse publier ce post mortem. Merci aussi à LittleWhite pour la mise en forme de l’article et escartefigue pour sa relecture orthographique.
N'hésitez pas à tester le jeu si le cœur vous en dit : https://www.countryballgame.com.